Françoise Tulkens est l’invitée du Grand Entretien de la DH : “J’ai refusé les avances de partis politiques, je tiens à ma liberté absolue”
Sollicitée de toutes parts, Françoise Tulkens, ancienne juge à la Cour européenne des droits de l’homme, a fait de la lutte contre les injustices sociales son cheval de bataille durant sa longue carrière. Rencontre à cœur ouvert.
- Publié le 16-03-2024 à 12h03
- Mis à jour le 22-03-2024 à 18h19
À 81 ans, Françoise Tulkens est sur tous les fronts. Depuis son lumineux appartement qui surplombe l’avenue de Tervueren, celle qui a endossé d’innombrables casquettes (juge à la Cour européenne des droits de l’Homme, professeure de droit pénal à l’UCL, présidente de la Fondation Roi Baudouin et de la commission fédérale de déontologie, etc.) revient sur sa passion pour le droit, sa lutte permanente contre les injustices et les discriminations. Rencontre avec une éternelle humaniste.
Vous êtes née durant la seconde guerre mondiale. Quel souvenir gardez-vous de votre enfance ?
"J’étais la cinquième d’une famille de six enfants, trois garçons et trois filles. Nous vivions de manière austère, surtout après la mort de mon père survenue quand j’avais cinq ans. Ma mère était très courageuse, entreprenante. Elle insistait pour que les filles comme les garçons fassent des études. Elle était une sorte de pionnière à cette époque. Adolescente, je suis devenue militante à la Ligue des droits de l’homme, comme on disait à l’époque, à laquelle je dois énormément. Je me suis naturellement orientée vers la criminologie et le droit pénal au fil des rencontres, des synchronicités de la vie."
Comment vous est venue cette passion pour le droit ?
"J’étais fascinée par les avocats qui, au péril de leurs libertés et de leur vie, défendaient des résistants en Algérie qui subissaient la torture. Cela m’a ouvert les yeux sur des choses honteuses en termes de dignité humaine. J’admire ceux qui voient clair dans des situations troublées. J’ai aussi admiré mes professeurs de secondaire et d’université. J’ai toujours été intéressée par la question des discriminations, des personnes vulnérables."
Votre expertise est toujours requise dans de nombreux dossiers, dont celui de la collaboration de la SNCB durant la seconde guerre mondiale. Pourquoi est-ce important de revenir sur ces faits 80 ans plus tard ?
"Faire la lumière sur les convois de déportations des Juifs, des Roms, des homosexuels, des persécutés politiques par le régime nazi est un travail de mémoire à destination des générations futures. Comprendre et appendre pour que le pire ne se reproduise plus. C’est d’autant plus nécessaire en ces temps où l’antisémitisme, le racisme décomplexé, la haine connaissent une recrudescence inquiétante. Vérité, transmission, reconnaissance, réparation : c’est notre devoir."
La hausse des actes antisémites vous inspire quoi, vous qui avez connu les heures les plus sombres ?
"C’est l’horreur et la honte. On a l’impression que l’histoire se répète alors que la seconde guerre mondiale, ce n’est pas le Moyen-Âge. Ces actes sont des insultes aux droits humains et peuvent mener aux pires des massacres. La peur et le rejet de l’autre au quotidien sèment les graines de la haine et du racisme. Une immense vigilance s’impose car la banalisation de ces situations est le risque du déclin de la démocratie."
Vous avez cosigné une lettre demandant un cessez-le-feu à Gaza. Quel regard portez-vous sur la position du gouvernement belge dans ce dossier ?
"Avec d’autres juristes, nous avons estimé que la Belgique aurait pu se joindre à l’action devant la Cour internationale de Justice, saisie par l’Afrique du Sud, pour éviter tout risque de génocide. La Convention sur le génocide de 1948 crée des droits et des devoirs particuliers et les pays ont le devoir de tout faire pour prévenir le génocide ainsi que l’incitation au génocide. Intervenir dans cette procédure nous semblait, pour la Belgique, une nécessité que lui prescrit l’obligation de prévention. Nous avons aussi voulu démonter des idées fausses. Une intervention soulignant les obligations d’Israël n’est pas une justification pour le Hamas et les crimes atroces commis."
"La déliquescence de la démocratie m'inquiète"
Les actes de désobéissance civile se multiplient suite à l’inaction de certaines politiques. C’est quelque chose que vous encouragez ?
"Je l’accepte à condition qu’elle soit non-violente et menée de manière juste, après avoir utilisé tous les moyens légaux. Balancer des pots de peinture sur la Joconde, c’est du vandalisme. En revanche, la désobéissance civile, c’est l’image d’Antigone, de Martin Luther King. Il faut rappeler le droit à ce qu’il doit être. Le droit n’est pas toujours la justice. Prenons l’exemple des demandeurs d’asile du parc Maximilien hébergés par des particuliers, c’est au fond de la désobéissance civile. L’État est démissionnaire dans ce dossier et donc les citoyens prennent le relais. Ils veulent faire respecter l’esprit des lois."
L’affaire Sanda Dia a fait ressurgir les polémiques concernant la justice de classe en Belgique. Les plus nantis sont-ils toujours mieux protégés aujourd’hui ?
"Je ne le dirais pas de manière aussi caricaturale. Il y a un siècle, c’était sans doute le cas. La magistrature n’avait pas encore entamé sa mue. C’est l’image du gigantesque palais de Justice de Bruxelles qui écrase les Marolles. Les positions étaient différentes que vous soyez puissants ou misérables. Aujourd’hui, il faut être plus nuancé. Je n’aime pas trop les procès d’intention aux juges qui ont des sensibilités différentes. Nous sommes dans une société où chacun se fait rapidement une idée arrêtée sur un dossier dont il ne connaît pas les tenants et aboutissants. Cela créé un manque de confiance à l’égard de la justice et met l’État de droit en péril. Il faut éviter les slogans qui font mouche mais qui en fin de compte sont ravageurs. En revanche, les juges doivent s’expliquer et donc motiver. Il faut une justice humaine pour tous."
Quel regard portez-vous sur les lapins blancs recrutés par les partis politiques ?
"Il y a une sorte de contagion en vue des élections à venir. Pour certains, cela pose des questions de conflits d’intérêts auxquels il faut être attentif car ils peuvent surgir dans des petites choses, comme le diable qui est dans les détails… Après, il faut que ces personnalités de la société civile aient une crédibilité. Je peux comprendre ceux qui sont découragés de se faire dépasser par des novices alors qu’ils travaillent d’arrache-pied depuis des années pour leur parti."
Avez-vous été approchée par un ou plusieurs partis politiques ?
"Oui par certains il y a quelques mois. Mais je n’ai même pas hésité une seule seconde, ma réponse a été catégorique. Je veux garder mon indépendance et ma liberté de penser absolue. Si j’avais voulu faire de la politique, je l’aurais fait il y a 40 ou 50 ans."
Le wokisme, la cancel culture. Ça vous inspire quoi ?
"Rien, du blabla ! Arrêtons ces histoires. Tout le monde s’agite autour de ces notions mais cela ne veut rien dire. Ceux qui se réveillent tout d’un coup sont plus radicaux que les radicaux mais pourquoi discrédite-t-on soudainement ceux qui mènent des combats à droite comme à gauche. Je déteste tous les fanatismes."
On ne déboulonne pas les statues de Léopold II ?
"Non, on ne déboulonne pas. Les droits culturels sont primordiaux pour l’humanité. J’ai été présidente de l’association du Quartier des Arts. La statue de Léopold II sur la place du Trône est régulièrement vandalisée. Certains veulent l’enlever, d’autres l’envoyer au musée de l’Afrique à Tervueren. J’estime qu’il faut la garder en la contextualisant, mettant par exemple à côté une sculpture d’un artiste congolais contemporain. Cette piste a été évoquée mais il faut trouver les budgets."
Comment occupez-vous le peu de temps libre que vous vous octroyez ?
"Outre le tennis, j’aime l’art contemporain et les livres. American Mother de Colum McCann est puissant et poignant et j’ai récemment reçu Fleur de Roche d’Ilaria Tuti que j’ai hâte de commencer. J’aime voyager et notamment aux États-Unis où vit l’un de mes fils. J’y ai vécu un an à l’époque des mouvements des droits civils, de l’émancipation de la femme, des moments d’intense révolution culturelle. Mais aujourd’hui, c’est préoccupant ce qui se passe…"
On peut lire la citation de Nietzsche “sans la musique, la vie serait une erreur”, sur une lettre posée sur votre armoire. Quel rôle occupe la musique dans votre vie ?
"Un rôle primordial. Quand j’ai un petit souci, la musique me réconforte immédiatement. J’ai joué du piano il y a bien longtemps et chanté à la chorale protestante pendant toute ma vie. J’ai aimé découvrir ce milieu ouvert, diversifié, pas du tout prosélyte. Je m’y suis fait de vrais d’amis. Il n’y a rien de plus beau que la musique. La beauté changera le monde."
"Combattre les violences de genre au quotidien"
Toujours impliquée dans le milieu académique, Françoise Tulkens a présidé un “groupe d’experts” pour les violences de genre à l’UCLouvain et de manière générale, dans l’enseignement supérieur. “Nous avons établi un rapport contenant 140 recommandations. Il s’agit d’une question qu’il ne faut pas minimiser, ni exagérer, mais dont il convient de prendre la juste mesure”, explique l’ancienne professeure à l’UCL.
"Il y a trois candidats recteurs à l’UCL. On a attiré leur attention sur le fait qu’il s’agit d’une question cruciale”, ajoute-t-elle. “La question du droit des femmes m’a toujours préoccupé, je me sens en quelque sorte héritière de ce mouvement. Il faut combattre cette violence de genre au quotidien et combattre ce sexisme banal sournois et pernicieux.”
Plus globalement, il convient selon elle de réformer l’encadrement des baptêmes, qui donnent trop souvent lieu à des traitements dégradants. L’actualité récente l’a bien illustré avec la mort de Sanda Dia. “Cela s’apparente par moments à de la torture avec parfois des morts. Ce qui est hallucinant, c’est que c’est censé être de la pure guindaille et des limites doivent être apportées”, conclut-elle.