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Françoise Tulkens: "Dans toutes les situations de crise, les droits des femmes prennent un fameux coup"

Françoise Tulkens: "Dans toutes les situations de crise, les droits des femmes prennent un fameux coup"

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Par Safia Kessas

La crise sanitaire provoque une perte de repères. En Tête à tête est une série de podcasts, de grands entretiens avec des femmes politique, sociologue, philosophe, ou autrice pour essayer de comprendre le séisme que nous traversons.

Retrouvez ici le premier podcast de cette série avec Christiane Taubira, femme politique et écrivaine.

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EPISODE 5 : Françoise Tulkens

Dans ce nouveau tête à tête, nous accueillons Françoise Tulkens. Son parcours est assez impressionnant, avocate au Barreau de Bruxelles, chercheuse au Fonds National de la Recherche Scientifique, prof d’université. Elle a été juge à la Cour européenne des droits de l'homme de 1998 à 2012. Françoise Tulkens est l'auteure de nombreux articles et ouvrages consacrés aux droits humains. C’est bien sur cet aspect que Françoise Tulkens nous a éclairé car le Covid-19 est un réel catalyseur des tensions et des fractures existantes au sein de nos sociétés. Les droits des femmes s’en trouvent profondément bouleversés. François Tulkens propose des pistes pour protéger ces droits humains liés au statut des femmes.

Entretien mené par Safia Kessas.


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Comment se passe votre confinement?

Je suis confinée à Bruxelles, je fais partie des privilégiés, je travaille dans le calme. Je suis dans un grand appartement près d’un parc, ce qui n’est malheureusement pas la situation de tout le monde et certainement pas celle de toutes les femmes.

Le confinement ne change pas grand-chose dans quotidien ?

Cela me donne du temps. En ce moment, j’écris une préface pour un grand manuel sur la question des droits des personnes en situation de handicap, notamment dans la problématique des filles et des femmes handicapées. Ce qui est tout de même une fameuse question dont on parle tellement peu.


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L’impact de cette crise sanitaire internationale met-elle en danger les droits fondamentaux des femmes ?

Dans toutes les situations de crise, les droits des femmes prennent un fameux coup parce que c’est souvent par là que l’on commence à raboter. On aura des mesures de santé plus adéquates si les libertés sont protégées. Il est faux de dire que les droits fondamentaux s’opposent à la sécurité, s’opposent à la santé.

Aux Etats-Unis, on considère les IVG comme non essentielles durant la pandémie, notamment dans le Texas et le Mississipi. Et, chez nous, la fermeture des frontières empêche les femmes d’aller aux Pays-Bas en cas d’IVG tardive.
Comment prendre en considération ces droits-là, comment déroger à ces mesures strictes alors que, dans d’autres domaines comme le code du travail, là on peut trouver des dérogations beaucoup plus facilement ?

Il faut profiter de cette situation pour refaire émerger le droit à l’avortement, on ne peut pas l’accepter. On a énormément de textes aujourd’hui qui protègent les droits humains mais on doit maintenant les faire valoir. Il y a une sorte d’ignorance par rapport à tout cela. Le rôle de la société civile est capital pour faire porter les préoccupations de terrain vers les instances internationales, vers les décideurs politiques. J’espère que l’on va retenir après la crise qu’il faut revenir plus que jamais au rôle des citoyens. On voit maintenant toute cette solidarité citoyenne, c’est impressionnant. Et le nombre de femmes qui sont dans ce mouvement de solidarité, c’est énorme.


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Comment pensez-vous que la société civile peut être audible auprès du pouvoir politique qui est dans l’urgence en cette période de crise ?

Les cartes blanches, les documents que l’on voit de tous côtés, les interventions de groupes de personnes dans les médias, la société civile est là, elle s’exprime. Il suffit maintenant que le politique l’entende et donne un certain sens à ces paroles. La dimension devrait être prise en compte parce que le confinement peut être la source de problèmes extrêmement importants. Il faudrait que les femmes montrent combien la situation dans le confinement pour certaines est terriblement difficile. Il faut combiner le télétravail, la garde des enfants, le ménage et le tout parfois dans un logement précaire, sans compter les violences domestiques, conjugales, à l’égard des enfants. Tout cela doit être pris en compte dans cette situation particulière dans laquelle on vit. Comment vivent les femmes en prison en ce moment, comment vivent les migrantes, les femmes âgées ? Voilà des catégories un peu oubliées. Le climat, la solidarité, les droits économiques et sociaux, peut-être que ce grand bouleversement va nous permettre de reconstruire une société plus ouverte, plus juste.

Le rôle de la société civile est capital pour faire porter les préoccupations de terrain vers les instances internationales, vers les décideurs politiques

Vous le voyez comment ce monde d’après ?

Par la revalorisation de tous ces métiers fondamentaux qui nous font vivre et qui sont surtout exercés par des femmes. A cause de cette épidémie, on se rend compte de leur caractère indispensable. Toute cette base fondamentale, comme notamment les puéricultrices dans les crèches et les caissières de grandes surfaces, est sous-valorisée. Il faut payer davantage une institutrice primaire qu’un professeur d’université. On ne peut plus non plus traiter la santé selon des normes budgétaires étriquées. Le rôle du gouvernement, c’est de prévoir, d’anticiper. Il devrait être plus conscient de son rôle social, moral, philosophique. Tous ces métiers du care, il faut les revaloriser. Dans le respect de répartition des compétences du gouvernement, il faut une organisation qui coordonne le tout. Si c’est le chaos, si c’est le "chacun pour soi", alors, évidemment, dans une matière telle que la santé, on n’aura pas d’avancée. L’état fédéral est responsable du respect des droits fondamentaux par toutes les entités fédérées. L’état ne peut pas se décharger de sa responsabilité sur les communautés ou les régions.

Concernant les violences faites aux femmes, les associations de terrain demandent que le ministre de l’intérieur, responsable de la police et ministre de la justice, agisse lui aussi.

Je suis tout à fait d’accord. La convention d’Istanbul, la prévention et lutte contre la violence à l’égard des femmes, est un texte révolutionnaire qui est passé relativement inaperçu en 2011. Utilisons-là le plus intelligemment possible. On a des énergies en Belgique mais si elles s’épuisent dans des querelles institutionnelles, alors nous ne sommes pas à la hauteur des enjeux qui sont les nôtres.

Comment vivent les femmes en prison en ce moment, comment vivent les migrantes, les femmes âgées ? Voilà des catégories un peu oubliées

Gouverner, c’est prévoir, vous insistez là-dessus.

Il faut gouverner avec hauteur et profondeur. On a tout de même assez de compétences pour pouvoir anticiper. On est tous responsables de tous pour tout. La responsabilité, c’est la prise en charge d’un projet pour l’avenir. Il faut penser à un "après la crise" et savoir comment faire le profil d’une société qui tire leçon de tout cela.


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Comme beaucoup de personnes sont en confinement, que pouvez-vous leur conseiller comme choix de lecture ?

"Eliane Vogel-Polsky, une femme de conviction". La grève des ouvrières de Herstal en 1966 permet de comprendre que l’égalité salariale n’est toujours pas acquise et, pour Eliane Vogel-Polsky, cette grève signifie le point de départ de son engagement féministe. Durant un demi-siècle, elle lutte sur différents fronts par des procès qui font date et marquent le droit communautaire, par des études et des recherches scientifiques, comme experte auprès d’instances européennes et internationales. Ma rencontre avec elle a changé le cours de mon existence. Chacun doit apporter sa pierre à l’édifice.

Les Grenades en tête à tête avec Françoise Tulkens

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