"Le fond de la désobéissance civique, c’est de rappeler l’esprit des lois", estime Françoise Tulkens

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Par Alain Lechien

Des acteurs du monde culturel ont introduit une action en justice contre l’État belge et les décisions prises en Comité de concertation concernant la fermeture des cinémas et salles de spectacle. Un recours en suspension a été déposé au Conseil d’État par la Ligue des droits humains.


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Interrogée sur La Première, la juriste Françoise Tulkens, ancienne vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’Homme, estime que l’on "vit dans une situation quand même très paradoxale. J’ai rarement vu une rupture de confiance aussi forte et aussi sensible que ce qui s’est passé en ce qui concerne la culture. Je trouve donc que la Ligue des droits humains a raison d’introduire une action en justice. Il s’agit de veiller à ce que des juges indépendants, des juges qui sont tout à fait impartiaux, puissent effectivement voir si cette restriction est nécessaire dans une société démocratique — excusez-moi de répéter ce que disent tout simplement la Convention des droits de l’homme et la Cour européenne des droits de l’Homme — et si elle est proportionnée, c’est-à-dire efficace, au but poursuivi." C’est toujours ça qu’il faut appliquer. J’ai un peu l’impression de me répéter parce qu’on le dit depuis des mois et des mois et des mois. Bien sûr qu’il y a des restrictions possibles dans les droits et libertés, mais il faut qu’elles soient nécessaires dans une société démocratique, celle où nous vivons, et où j’espère qu’on vivra encore longtemps, et proportionnées, c’est-à-dire qu’elles vont répondre au but poursuivi".

Il n’y a pas d’intérêts qui valent plus que d’autres

"Il n’y a pas d’intérêts qui valent plus que d’autres. Non, parce que le droit à la santé est aussi un droit, comme le droit culturel, qui est dans notre Constitution. Et n’oublions pas l’article 23 : tout le monde a le droit de vivre dans la dignité humaine, à la santé et à un épanouissement culturel. Il faut faire un équilibre entre ces droits. Il n’y a pas de hiérarchie entre ces droits, il faut faire un équilibre et c’est évidemment ça qu’on ne voit pour l’instant pas dans cette mesure. Moi, je me place comme le citoyen, et le citoyen a besoin de savoir pourquoi maintenant. En ce qui concerne la culture, qui a quand même fait des efforts importants, cette mesure est justifiée par rapport à d’autres choses. Il faut donc soumettre ça à un débat démocratique" poursuit-elle.


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Il faut comprendre les mesures pour adhérer, selon Françoise Tulkens, "c’est essentiel. Vous comme moi, si ce n’est pas la force qui nous fait agir, c’est la persuasion. Quand on est convaincu, on le fait. C’est fondamental en démocratie, c’est vraiment fondamental. Je comprends donc très bien que la Ligue des droits humains tente maintenant de ramener le gouvernement, c’est-à-dire l’État de droit, c’est-à-dire la justice, à ses promesses, et ses promesses sont d’assurer un équilibre entre des valeurs qui se doivent un respect mutuel".

Ne dites pas désobéissance civile, mais désobéissance civique

Françoise Tulkens
Françoise Tulkens © RTBF

Règne-t-il une atmosphère de désobéissance civile en Belgique ? "Je préfère dire la désobéissance civique. On emploie souvent désobéissance civile, mais c’est plutôt civique, et maintenant j’entends qu’on dit la désobéissance culturelle. C’est une question qui existe aux États-Unis depuis des années et il faut remonter dans l’histoire, avec Antigone, Gandhi, etc., qui sont des exemples. La désobéissance civique, c’est lorsque tout a été tenté. C’est pour ça que je trouve important que la Ligue des droits humains fasse un recours en justice pour que des tribunaux puissent se pencher là-dessus. Lorsqu’on a tout essayé, lorsque tout a été tenté, il s’agit de réagir aux excès de pouvoir, fût-il, démocratique. Et c’est exactement là où on se trouve."

"La désobéissance civique, lorsqu’on l’examine vraiment à la fois philosophiquement et juridiquement, d’une certaine manière, c’est stimuler le débat démocratique. Une norme va être transgressée pour en réaffirmer les fondements. C’est ça le cœur de la désobéissance civique. Elle est pacifique, elle doit être pacifique. C’est absolument certain. C’est vraiment la voie ultime du recours. À un moment donné, c’est la seule alternative. Et ce n’est pas du tout contre la démocratie, parce qu’on le présente un peu comme ça, mais non. Hannah Arendt a dit des choses tellement belles sur la justice qu’il faut souvent s’y repencher. Elle a dit : 'Au fond, juridiquement, oui, on peut l’expliquer, mais le fond de la désobéissance civique, c’est de rappeler l’esprit des lois'. Et l’esprit des lois, c’est à la fois nos lois en Belgique, et aussi les droits humains, ceux de la Convention des droits de l’homme auxquels on a adhéré. Et maintenant, ce qui est demandé dans la désobéissance civique, c’est d’être fidèle à l’esprit de la loi, et c’est vraiment ça."

Il ne faut pas prendre ça pour de l’anarchie

"Je reconnais que c’est une situation rarissime. À cet égard, je n’ai jamais vu des actes de désobéissance culturelle ou civique. Mais il ne faut pas prendre ça pour de l’anarchie. C’est vraiment rappeler le droit et rappeler la loi à ce à quoi elle s’est engagée, c’est-à-dire établir la pacification entre les personnes, entre la société. Évidemment, il faut rappeler le point de départ de ces conflits en démocratie, et c’est le principe majoritaire. Là-dessus, je n’ai aucune hésitation. Le principe majoritaire, le principe de la démocratie est absolument essentiel. Il faut obéir aux lois, même si elles sont injustes. Mais jusqu’à quel niveau d’injustice ?"


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L’épidémiologiste Marius Gilbert s’est inquiété d’une "rupture de confiance totale" entre le citoyen et les autorités. Françoise Tulkens estime que "les mots qu’il a employés sont des mots qui, dans une démocratie, sont essentiels par rapport au gouvernement. La confiance dans les autorités, c’est quand même le cœur du système, et pas une confiance aveugle, bien entendu. La confiance, ce n’est pas simplement d’accepter de manière sans réfléchir. Non, la confiance, c’est qu’on croit vraiment qu’ils vont agir pour le bien de nous tous. C’est ça que l’on souhaite. Alors, quand il dit qu’il y a une rupture de confiance, et j’imagine qu’il l’a vue avec le comité d’experts, s’il y a une perte de confiance, pour moi, c’est une gravité extrême. Mais vraiment extrême ! Si on n’a plus confiance dans nos institutions, c’est la voie ouverte à l’anarchie. Je trouve que le gouvernement, qui fait ce qu’il peut dans une situation difficile, on doit faire extrêmement attention parce qu’on est sur une corde raide et ça peut basculer d’un moment à l’autre. Et il ne faudra pas dire qu’on ne le savait pas. Quand il parle de la cohésion sociale, je suis vraiment impressionnée parce qu’il a dit confiance et cohésion sociale, et c’est ce que nous, les juristes et tous ceux qui travaillent les droits humains, nous cherchons absolument. Cette mesure, qui visiblement n’est pas comprise, je ne dis pas qu’elle n’est pas compréhensible, mais elle n’est pas comprise, donc si ce n’est pas compris par nous tous, c’est une situation… je n’aime pas employer des termes dramatiques, mais je trouve que c’est grave".

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